Le miroir

Le Miroir

V:. M:. et vous tous mes SS:. et FF:. en vos degrés et qualités…

« Sois clair et brillant et reflète ce qu’il y a dans ton cœur. »

Il m’a été proposé comme premier travail de compagnon de me pencher sur le Miroir et mes recherches m’ont mené vers le miroir d’un musée d’Hanoï, pays de ma grand-mère, qui porte l’inscription que je vous ai livrée en épigraphe. Ce sera mon petit clin d’œil à Narcisse…

Me sont également venues des références profanes qui disent la place particulière de cet objet dans notre imaginaire. Que ce soit dans Matrix, le film des désormais sœurs Wachowski, et son miroir, auquel fait face Néo après avoir choisi d’avaler la pilule rouge et d’affronter la vérité, qui se liquéfie tel du mercure et le colonise pour l’emporter vers la réalité de son monde, ou que ce soit dans Orphée, le film de Cocteau, dont le miroir est un porte qui, quand on la traverse, mène au monde des morts, ou bien encore, dans la suite d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll intitulée De l’Autre Côté du Miroir, où celui-ci donne sur un monde inversé dans lequel on se souvient du futur, on court très vite pour rester sur place et où, contrairement au Pays des Merveilles qu’elle quitte sans avoir évolué en rien, Alice finira Reine après y être entrée comme pion marquant ainsi son passage de l’adolescence à l’âge adulte. Bref, comme on l’aura compris, le miroir est un objet magique qui éveille l’imagination.

Il est vrai qu’il est déjà, en lui-même, un objet étrange, une surface polie, dont les premiers exemplaires en obsidienne semble dater de 6000 ans avant J.C., dont le nom vient du latin mirare qui signifie regarder attentivement et dont la propriété essentielle est de renvoyer les rayons lumineux et de refléter une image virtuelle qui n’existe pas dans l’espace, tout en l’inversant en faisant passer la droite à gauche. Plus étrange encore, comme l’écrivait au 14ème siècle le poète persan ismaélien Mahmoud Shabestari, « Sache que le monde tout entier est un miroir. », la physique, et l’optique plus particulièrement, nous enseignent que le monde est lui-même un miroir à nos yeux, que ce que nous percevons par la vue n’est que le reflet de la lumière sur la matière. Ainsi, les objets reçoivent les rayons lumineux, en absorbent une partie et en renvoient l’autre. Les reflets sont captés par un miroir inversé dans l’œil, puis réinterprétés et remis à l’endroit par notre cerveau. Car oui, notre œil voit cul par dessus tête.

Ainsi la lumière a besoin de la matière pour devenir perceptible et inversement. Partir en quête de la compréhension du monde et de nous même, c’est donc chercher à traverser le miroir, à voir la réalité derrière l’image, derrière l’illusion, derrière le voile d’Isis. « L’homme est quelque chose d’immense. En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les ténèbres qui l’empêchent de lire en lui cette science. » écrivait Djalal ad-Din Muhammad Balki, mystique persan du 13ème siècle, poète et théologien, fondateur des Derviches Tourneurs l’une des principales confrérie soufie, plus communément connu sous le nom de Rûmî. Et d’ajouter, « Tout l’univers est contenu dans un seul être humain : toi. Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que tu n’aimes guère, y compris les gens que tu méprises ou détestes, est présent en toi à divers degrés. Ne cherche pas non plus Sheitan hors de toi. Le diable n’est pas une force extraordinaire qui t’attaque du dehors. C’est une voix ordinaire en toi. Si tu parviens à te connaître totalement, si tu peux affronter honnêtement et durement à la fois tes côtés sombres et tes côtés lumineux, tu arriveras à une forme suprême de conscience. Quand une personne se connaît, elle connaît Dieu. »

N’est-ce pas une des qualités du miroir que de nous apprendre à nous connaître nous même, seul but légitime de notre engagement en franc-maçonnerie ?

« Le miroir ne flatte pas, il montre fidèlement ce qui regarde en lui, à savoir le visage que nous ne montrons jamais au monde, parce que nous le dissimulons à l’aide du masque du comédien. Le miroir, lui, se trouve derrière le masque et dévoile le vrai visage. C’est la première épreuve de courage sur le chemin intérieur, épreuve qui suffit à effaroucher la plupart, car la rencontre avec soi-même est de ces choses désagréables auxquelles on se soustrait tant que l’on a la possibilité de projeter sur l’entourage tout ce qu’il y a de négatif. »

Ainsi parlait Carl Gustav Jung, le psychiatre et psychanalyste suisse, que ses recherches ont porté jusqu’à l’alchimie, les archétypes et les symboles, et qui mit à jour la notion d’inconscient collectif. Sa vision du miroir comme outil de révélation implacable me fait invariablement penser à l’utilisation qui en est faite lors de l’initiation des impétrants dans nombres de rites maçonniques : après qu’il a reçu la Lumière, il est demandé à l’apprenti de regarder les frères et sœurs présents dans l’assemblée, et le Vénérable lui dit « Vous avez peut-être des ennemis. Si vous en rencontriez dans cette Assemblée seriez-vous prêt à leur tendre la main et à oublier le passé ? ». L’apprenti répond le plus souvent par l’affirmative et se voit opposer, « Ce n’est pas toujours devant soi qu’on rencontre des ennemis, les plus à craindre se trouvent souvent derrière soi. Veuillez vous retourner » et l’apprenti de se retrouver face à un miroir et à son image, « première épreuve de courage sur le chemin intérieur… »

Mais la psychanalyse, qu’elle soit freudienne ou plus encore lacanienne, va plus loin encore. Ainsi pour elle, le stade du miroir définit l’expérience par laquelle se constitue un sujet vers l’âge de trois ans. Il représente le moment de l’acquisition d’un processus d’identification de son propre corps. Dans le stade du miroir, le moi se constitue en assumant l’image de lui-même qu’il ne trouve plus dans l’autre, principalement sa mère. Cette image lui est donnée par le miroir où il appréhende la forme de son corps dans un mirage. Pour se reconnaître en tant qu’être humain, l’homme a besoin, d’après Lacan, de se reconnaître dans le miroir. C’est ce qui donne au stade du miroir cette valeur symbolique dans l’évolution psychique de chacun. Car il nous oblige à prendre conscience de notre différence avec l’autre, de nos propres limites et de la distinction entre ce qui est intérieur et extérieur, moi et autre.

Dans la besace que le Vénérable donne au compagnon pour la placer au bout de son bâton, après qu’il l’eut appelé à voyager hors de sa loge, hors de sa Maison de Vie sans pour autant l’oublier, il y a, hormis le pain, le vin et le sel, un miroir. Il lui est donné avec l’espoir qu’il puisse le regarder, chaque soir, en se félicitant du travail accompli au cours de la journée. Je vous avouerais que je n’ai pas nécessairement utilisé le mien ainsi tous les jours mais, nonobstant, la première citation se rapportant à ce travail sur laquelle je sois tombée parlait de la même chose. Elle est de Rabbi Israël Ben Eliezer, dit Baal Shem Tov, le Maître du Bon Nom, mystique juif ukrainien, fondateur au 18ème siècle du hassidisme qui emprunte à la kabbale ses principaux thèmes et les popularise. Elle dit : « Ton semblable est ton miroir, si ta figure est propre, l’image que tu percevras sera pareillement sans défaut. Mais regarderais-tu ce semblable et y verrais-tu une imperfection que c’est ta propre imperfection que tu rencontrerais. On te montrerait ce qu’il faut que tu changes en toi. » .

Mais la conscience de soi est tributaire, aussi, du contact avec un autre être conscient de lui-même. Car la conscience de soi ne peut naître sans l’image qui est renvoyée par le regard de l’autre. Elle ne relève pas du domaine du réel mais du domaine du symbolique, car elle n’existe pas en et par soi mais bien dans la relation à l’autre. Jiddu Krishnamurti, philosophe et mystique indien du 20ème siècle que d’aucuns ont appelé l’Instructeur du Monde, disait « Les relations sont sûrement le miroir dans lequel on se découvre soi-même. », le prophète de l’Islam, Muhammad, disait lui « Le croyant est le miroir du croyant. » Ce à quoi je serais tenter d’inférer humblement, le franc-maçon est le miroir du franc-maçon, car c’est bien à un travail d’éclairage réciproque que nous appelle notre engagement en maçonnerie, entre initiés bien-sûr, mais plus encore, une fois compagnon, entre initié et profane comme nous y invite notre degré, car « La beauté que tu vois chez les autres est le reflet de toi-même. » pour citer Rûmî de nouveau.

Vous l’aurez compris, nombres de mes sources sont musulmanes car l’Islam à travers le soufisme, sa voie mystique, a abondamment puisé dans la symbolique du miroir pour attirer le croyant, et plus largement l’homme, sur le chemin de sa connaissance. En effet, l’homme qui veut se découvrir plonge dans la réflexion de son miroir afin d’y découvrir son vrai soi, ce qui lui permettra de le nettoyer et de le polir pour que la lumière divine puisse s’y refléter. Le miroir doit être découvert, purifié, élargi, réorienté pour remplir correctement son office. Car, oxydé par le moi et son univers matériel, il doit être poli pour retrouver son pouvoir de réfléchir la divinité. Cette ascèse est appelée le polissage du miroir. Tous les mystiques, tous les gnostiques soulignent l’importance de ce travail. « À mesure que vous vivez plus profondément dans votre cœur, le miroir devient de plus en plus propre. » nous dit Rûmî.

Il raconte une histoire pour éclairer son propos et la voie soufie : « Un sultan met à l’épreuve Grecs et Chinois pour décider lesquels sont les meilleurs artistes. Les Chinois réalisent une magnifique fresque colorée alors que les Grecs, simplement, lissent et polissent le mur opposé comme un miroir. La peinture des Chinois s’y reflétant y est magnifiée, embellie, illuminée. Les Grecs sont les soufis : ils sont sans études, sans livres, sans érudition. Mais ils ont polis leurs cœurs et les ont purifiés du désir, de la cupidité, de l’avarice et des haines. Cette pureté du miroir, sans nul doute, est le cœur qui reçoit d’innombrables images. Le Saint parfait conserve en sa poitrine l’infinie forme sans forme de l’Invisible reflétée dans le miroir de son cœur. » Et ajoute, « Un cœur pur est un miroir sans tâche dans lequel des images de la beauté infinie sont reflétées. ». Ainsi le cœur, le Bâ, l’âme-conscience qui y officie et qui sera pesé sur la balance de Maat au jugement dernier des anciens Égyptiens est bien ce miroir qu’il nous faut polir.

Les soufis comparent l’univers à un ensemble de miroirs dans lesquels l’Essence infinie se contemple sous de multiples formes, ou qui reflètent à différents degrés l’irradiation de l’Être unique. « Quand le miroir de ton cœur deviendra clair et pur, tu contempleras des images en dehors de ce monde d’eau et d’argile. Tu contempleras à la fois l’image et le Faiseur d’images ; à la fois le tapis du royaume et Celui qui étend le Tapis. », commence Rûmî, que les derviches appellent Mevlana, Notre Maître, pour nous introduire au concept de double-miroirs qui, tels deux miroirs se faisant face dans le monde physique font accéder l’homme à la perception d’un espace infini, nous fait, en métaphysique, approcher de l’Un, de l’Infini, Grand Architecte de L’Univers. « Dieu est donc le miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es son miroir dans lequel il contemple Ses Noms. Or ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même, en sorte que la réalité s’inverse et devient ambiguë. » surenchérit Ibn Arabi, son aîné de quarante ans, poète, théologien et mystique arabe, surnommé Le Plus Grand Maître, au vu de l’immensité de son œuvre. Ce que la métaphysique chrétienne induit, elle aussi, par sa vision d’un Christ, fils de Dieu et fils de l’homme, fait à son image et à sa ressemblance et débouchant sur un Dieu-Père et un Dieu-Fils qui se font face dans un dédoublement de l’Un, tel que l’énoncera Angelus Silésius, poète mystique allemand au 17ème siècle, « Homme, si tu veux voir Dieu, là-haut ou ici-bas ton cœur doit d’abord devenir un pur miroir. ».

Les miroirs symbolisent, donc, les possibilités qu’a l’Essence de se déterminer Elle-même, possibilités qu’elle comporte souverainement en vertu de son infinité. Car, « La beauté et l’éternité se contemple dans un miroir. » comme le chante Khalil Gibran, poète libanais du 20ème siècle.

Ainsi la création toute entière apparaît comme un jeu de miroirs agencé par l’Un pour s’y refléter et s’y contempler en une immense interrelation d’amour. « J’étais un trésor caché ; J’ai voulu être connu. Alors J’ai créé les créatures pour être connu par elles. », a révélé l’ange Gabriel à Muhammad, de la part du Tout Miséricordieux.

Comme on l’aura compris, ce travail sur le miroir a été, au vu des circonstances actuelles de ma vie, à la fois laborieux et lumineux. Il m’a poussé à aller au delà de mes présupposées limites et conduit à improviser patiemment, en remettant chaque jour l’ouvrage sur le métier, une nouvelle forme de narration échappée du sentier rabattu du plan préétabli, qui avance à l’aveugle, dans un éprouvant et lent flou artistique seulement guidé par l’intuition du Cœur, pour mettre en forme le disparate et multiple fruit de mes recherches. J’y ai trouvé confirmation de la part de maître Rûmî que « L’Amour est un miroir. Il ne reflète que ton essence, si tu as le courage de le regarder dans les yeux. » Il m’a également conforté dans la pertinence de notre travail maçonnique et de son rite égyptien, œcuménique et unificateur, qui confirme à chaque recherche cette intuition soufie, « La vérité était un miroir dans les mains de Dieu. Le miroir est tombé et s’est brisé en éclats. Chacun en a pris un morceau, l’a regardé et a cru que c’était la vérité. » qu’on ne saurait trop répéter en ses temps de guerre des religions et de tous contre tous. On aura également soin à ce propos, pour ne pas tomber dans un fatalisme déterministe stérilisant, de garder à l’esprit cet enseignement bouddhiste qui dit que « Tous les êtres possèdent à l’origine l’illumination spirituelle de la même façon qu’il est dans la nature du miroir de briller. » À nous, maçons, de demeurer, à leur égard, porteurs de Lumière.

Enfin, pour ne pas déroger à cette habitude que je me suis faite de terminer mes planches par une citation qui me tient lieu de motto, j’irais au bout de mon engagement de départ et vous livrerais, sans détour, ce qu’il ya dans mon cœur,

« Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme. Il est pâturage pour gazelles et abbaye pour moines. Il est temple pour idole et Kaâba pour qui en fait le tour. Il est les tables de la Torah et aussi les feuillets du Coran. Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes, car l’amour est ma religion et ma foi. ».

Ibn Arabi

J’ai dit ! V:. M:.

F:. M:.
07/04/2018