Le levier

Selon les Anciens, dont Héron d’Alexandrie, il y a cinq machines simples. Une machine simple est un dispositif mécanique élémentaire permettant de transformer une force de module et de direction déterminés en une force dont le module ou la direction sont différents ; le terme de module désigne ici l’unité de mesure de ladite force.
Le Grec d’Égypte au charmant nom d’oiseau, les étudie donc une à une au 1er siècle après JC. : le levier, la poulie, le coin, le treuil et la vis sans fin. Puis, la Renaissance en identifie une sixième : le plan incliné.
Pensez bien que j’ai essayé de faire état de mon amour démesuré pour Chambord, Chenonceau et les Châteaux de la Loire, que j’ai rappelé l’importance de la Renaissance par les temps qui courent et la place toute particulière de cette dernière machine dans ma vie mais, rien n’y a fait. On ne m’a pas demandé de plancher sur le plan incliné mais sur le levier. Tant pis…

Qu’est-ce donc que ce levier ?
Le levier est une longue et solide barre de fer ou d’acier, rigide, fixe en un point de sa longueur que l’on nomme point d’appui. Le levier sert à soulever, mouvoir ou soutenir un corps trop lourd pour l’homme, dont les forces sont insuffisantes pour le poids considéré, sans l’aide d’un outil. Le levier est cet intermédiaire qui amplifie la force.
Le bras de levier est la distance séparant une extrémité du levier de son point d’appui, c’est aussi le rapport des deux bras qui donne l’amplitude de l’effet de levier. En effet, le rapport des forces aux extrémités est égal au rapport inverse des longueurs de bras ce qui implique qu’un petit effort appliqué par l’utilisateur sur le grand bras de levier permet d’obtenir un effort très important au niveau du petit bras de levier.
Machine mais aussi outil, il est, en tant que prolongement de la main, le trait d’union entre l’esprit et la matière, dont la main est l’agent d’exécution. Il permet à la main d’améliorer et d’ajuster le geste, pour réaliser ce qu’elle ne saurait faire sans dommages pour elle-même :

Agencer et maîtriser la matière.
On distingue en franc-maçonnerie trois catégories d’outils :

  • Les outils de tracé et de contrôle (règle à 24 pouces, niveau, fil à plomb, équerre)
  • Les outils de façonnage (hache, maillet, ciseau)
  • Les outils de pose (levier, truelle)

Ainsi, au cours de l’augmentation de salaire, le troisième voyage se fait avec la règle et le levier. Guidé par l’Expert, le futur compagnon s’arrête à la Colonne Sagesse. Au bas de la Colonne: un Carré Long de 9 Pierres; une pierre manque à ce pan de mur et se trouve au sol, à
une dizaine de centimètres. On lui indique le Levier pour déplacer la pierre et la mettre à sa place. La pierre étant en place, on lui fait utiliser la Règle pour voir si elle est correctement placée par rapport aux autres. Une fois le voyage terminé, le Vénérable Maître lui explique alors que « Ce Voyage vous figure la troisième année d’un Compagnon pendant laquelle on lui confie la conduite, le transport et la pose des matériaux travaillés: ce qui s’opère avec la Règle et le Levier. Le levier qui, au cours de ce voyage, remplace le compas, est le symbole de la puissance et de la connaissance. Ajouté à nos forces individuelles, le levier nous permet d’atteindre la réalisation de l’œuvre. Aller vers la sagesse, avec le refus du hasard, par la mesure, qui engendre ainsi la Force. »
La phase de la taille de la pierre est en effet achevée, dès lors le levier peut permettre de hisser en hauteur les pierres les unes après les autres. Cet outil fait passer à un stade supérieur, il permet au maçon de réaliser un travail d’intégration dans la collectivité, d’assembler les pierres qui superposées voient s’élever les murs du temple intérieur.
Il doit être manipulé avec prudence et précautions. De tous les outils, c’est probablement le plus dangereux car il permet de manipuler de lourdes charges dont il faut tenir compte des réactions qui en résulteront. Il introduit à la loi de cause à effet. Initialement outil passif qui nécessite qu’une volonté supérieure l’anime, il met en jeu un principe actif vu la force qu’il développe.
Son emploi nécessite la compréhension des principes élémentaires de physique et demande un certain niveau de réflexion intellectuelle. Il est en rapport avec la notion de basculement d’un plan à l’autre.

Intégration dans la collectivité, assemblage des pierres pour élever les murs de son temple intérieur, basculement d’un plan à l’autre, c’est assurément la machine-outil dont j’ai le plus besoin actuellement. Où est ma place dans la société française contemporaine ? Comment me protéger des atteintes de l’état du monde sur mon état d’esprit personnel ? Comment ne plus être affecté par des relations avec un père qui, ne voulant pas bouger dans une vie en perpétuel changement dont une femme atteinte d’Alzheimer, me tire en arrière et me pompe, à la fois, mon énergie et ma confiance dans ma capacité d’adaptation au changements du monde ? Par où commencer cette nouvelle vie que je me suis choisie en me mariant l’an passé ?
Voilà quelques unes des questions auxquelles me renvoient le sujet de cette planche et pour la première fois peut-être, il me faut bien l’avouer, je suis tétanisé, comme sidéré par l’enjeu. Je procrastine, en saisissant tout le potentiel, mais sans en trouver ce qui ressemblerait à des conditions d’application concrète dans ma vie quotidienne, j’ai de soudaines révélations qui s’avèrent fumeuses, je suis confronté à la peur de l’échec, à la peur d’être un raté, à la peur de décevoir les attentes que l’on mettait en moi, des pensées d’abandon voire de mort m’assaillent même.
Reprenons et procédons avec méthode.Revenons d’abord à l’interprétation philosophique de la symbolique du levier : contrôle de l’énergie en action, maîtrise de la force, surmonter l’adversité, ténacité, détermination dans la réalisation de l’objectif à atteindre.
Quel est mon objectif ?
Être, dans un premier temps. Je me désolais dernièrement de ne plus savoir quelle était ma mission ici-bas, de ne plus discerner ce qu’il me fallait faire, où il me fallait agir, quand la réponse m’a giflé de son évidence : nous ne sommes pas sur cette Terre pour une quelconque autre mission que celle d’être soi-même. D’abord et avant tout. Alors, que suis-je ? Qui suis-je ?
Je suis l’enfant des bois émerveillé devant la beauté de la nature, c’est elle qui m’autorise à penser l’existence d’un Grand Architecte sous les auspices duquel nous sommes réunis aujourd’hui.

Je suis le mélange d’un père occidental libre-penseur qui ne croit qu’à la gouvernance des nombres et d’une mère orientale, versée dans la mystique, les arts et professant un humanisme cosmopolite et métis.
Je suis le survivant d’un accident de la route où tous, pompiers,gendarmes et médecins, se sont ligués pour me faire comprendre, a contrario, l’importance du service public quand le malheur frappe à votre porte. Je suis un revenant d’entre les perdants, handicapés parqués dans des ghettos adéquats, qui tente tous les jours de vivre une vie la plus normale et heureuse possible.
Quel est donc mon objectif ?
Réenchanter le monde, est-il écrit sur mon cv. Plus modestement, mon objectif c’est de partager cette résistance aux destins tous faits qu’on voudrait nous coller sur le dos avec le plus grand nombre, les plus vulnérables et les plus précaires d’abord. Mon objectif, c’est de faire toucher du doigt la beauté du monde, certes, mais aussi d’amener, par le travail de groupe, à la joie et à l’émerveillement tout enfantin qu’on a face à l’œuvre collective une fois réalisée, qui vous a emmené sur des hauteurs que vous n’auriez jamais atteintes seul, vous dépassant ainsi de plusieurs têtes, vous rendant meilleur que vous-même. Rouvrir le champ des possibles et l’investir pour lui offrir de nouveaux habits plus divers, tel a été longtemps mon étendard et la mesure de ma réussite quand j’en décelais l’étincelle dans les yeux des publics avec lesquels je travaillais.
Puis, je me suis frotté avec le monde de la télévision, j’ai foulé la scène de l’Opéra de Paris, on a vu ma ganache sur les écrans des intérieurs français. Non par volonté particulière de célébrité mais parce que je pensais que le showbiz, ou ce que j’en approchais, me permettrait de continuer le combat pour un avenir plus ouvert où chacun aurait sa chance, me prêterait son concours comme caisse de résonnance, comme effet de levier. Quel naïf je faisais, on ne prête qu’aux riches. Et encore sous conditions d’adéquation avec le modèle.

Où me suis-je fourvoyé ?
Armé de son levier, Archimède disait pourtant : « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde. ».
S’agissait-il de mon point d’appui qui n’était pas le bon ou de ma volonté confuse de soulever le monde ?

Le levier correspond à la vertu cardinale de la force qui permet de lutter contre les peurs. Il permet de vaincre l’obstacle, la résistance matérielle ou morale, ainsi que de surmonter ses peurs et faiblesses, à condition d’avoir la volonté de surmonter ce qui paraît au dessus de ses forces et d’être capable de trouver son point d’appui, appelé aussi point d’orgueil ou point de foi. Pour certains c’est la connaissance, pour d’autres la foi ou l’Amour.
Employé à bon escient, le levier permet au maçon d’utiliser la force qui repose sur la connaissance qu’il a de l’univers, de contrôler son énergie dans l’action et l’effort, et d’agir consciemment selon la loi d’interaction de cause à effet. La bonne utilisation du levier repose sur la connaissance et la maîtrise des forces mises en action. Elle s’illustre par la ténacité d’une volonté affirmée, de tenir ses engagements et de poursuivre la voie choisie jusqu’à son terme.
Il augmente la force de l’homme proportionnellement à l’allongement de la partie sur laquelle il appuie. Celle-ci est nommée la puissance, l’autre qui supporte l’objet à déplacer est nommée la
résistance.

Voilà certainement un début de réponse à mon questionnement, je n’ai pas mesuré le coefficient de résistance du milieu dans lequel j’espérais faire œuvre. Mon idéalisme béat n’y a rencontré que cynisme, vénalité et intérêt à court terme des professionnels de la profession en poste de décision. Mon profil atypique de perdant prétendant à une place parmi les gagnants ne trouvait pas grâce à leurs yeux si peu imaginatifs. Et si j’ai longtemps eu du mal à comprendre le sens du proverbe, « Ne donnez pas de perles aux pourceaux… », me croyant au dessus de ça et capable de donner à tout va dans ma magnanimité, c’est bien parce que je n’en connaissais que cette version édulcorée et non son intégralité évangélique: « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré ; ne jetez pas vos perles aux pourceaux, de peur qu’ils ne les piétinent, puis se retournent pour vous déchirer ». Car c’est bien déchiré que j’en suis ressorti, ayant presque perdu toute foi dans la culture et les arts, et leur capacité à changer les hommes et les femmes et, partant, le monde. Plus de foi, plus de point de foi, et la belle machine ne fonctionne plus, malgré toute l’énergie que l’on peut vouloir y mettre.

Le levier est donc un symbole ternaire qui se subdivise en 1) le point d’impact sur la pierre à déplacer, 2) le point d’appui sur le sol, 3) le point de pression de la main. À ce stade de notre recherche nous proposerons cette équivalence, le levier est un outil à la disposition du maçon, qui lui permet de décupler sa force et d’exercer une puissance proportionnelle à la distance qui la sépare du point d’orgueil, ou point de foi, sur une audience considérée comme en résistance. Le recul face à l’enjeu est-il une composante essentielle de l’efficacité optimale de l’opération ? Faire les choses sérieusement mais ne pas se prendre au sérieux, tel serait une des précautions d’usage ? Ou dit autrement : « Relax, à la fin de l’histoire, tout le monde meurt…» Autre proposition qui m’a été soufflée, c’est la petite partie entre le point d’appui et le point d’impact qui est la plus intéressante. C’est elle qui fait jouer notre sensibilité et qui nous permettra d’emporter la personne ou le groupe. Trop loin du point d’appui et notre force pourrait être insuffisante pour soulever la charge, orgueil. Trop près et l’on retourne le public trop violemment, foi aveugle. Il ne peut en croire ses yeux et se ferme de peur d’avoir à révolutionner ses croyances anciennes. L’humain n’aime pas le changement. Après, nous ne devons jamais oublier que l’on ne peut pas sauver tout le monde, on ne peut pas aider et emmener tous et toutes. Soulever le cœur et l’âme de quelques uns sera déjà un miracle, et si on peut en faire réfléchir quelques autres, c’est déjà ça. Avant de finir, permettez-moi de revenir sur notre levier et la force démultipliée qu’il nous permet d’utiliser. Cette force n’est convenablement équilibrée que par le contrôle constant de la règle qui fournit à tout moment la mesure de son pouvoir. La règle est le facteur d’équilibre qui rectifie la puissance du levier pour lui ôter sa démesure. La règle amène le maçon à en faire usage pour trouver la mesure, dans la précision et la justesse de conduite, l’ordre inhérent à toute chose, la discipline au quotidien, la présence dans l’instant, l’attention à tout ce qu’il fait, la constance dans une ligne de conduite librement consentie pour l’édification de son temple intérieur. La force devient alors positive parce que contrôlée.

En effet, une force non maîtrisée devient brutale, aveugle, voire meurtrière alors qu’il est demandé au compagnon d’établir en force. Il établira en force correspond au plan d’activité du compagnon, qu’il effectue en lui par la réalisation du binaire : la croissance en beauté et en force qui devrait lui permettre de passer un jour de la dualité à l’unité, en trouvant la sagesse.
Dans notre monde contemporain où la démesure est posée en vertu principale des gagnants, souvenons-nous de la Pensée de Midi d’Albert Camus et de la juste mesure à la portée de l’homme ordinaire, qu’il appelait de ses vœux dans un monde livré au déchaînement de l’hubris.
« Le monde est beau, et hors de lui point de salut. » nous rappelle-t-il pour l’éternité.

J’ai dit ! V:. M:.
F:.M:. 11/01/2020