Dieu, la logique et la Mort

Le critère qui permet d’affirmer que tous les conflits humains sont dépassés est la mort (biologique). Ce qui ne signifie pas la mort de l’âme (la mémoire de l’être). C’est pourquoi la certitude de l’immortalité (la mort biologique n’est pas la fin de l’être) non seulement abolit la peur de la mort, peut-être aussi du maladit (qui n’est qu’une forme  » douce  » et non définitive de la mort biologique), mais encore donne la sérénité qui me semble être la meilleure garantie du meilleur équilibre relatif possible.

La psychanalyse, par exemple, est la forme la plus moderne des anciennes religions. L’analyste a remplacé le prêtre, le divan a remplacé le confessionnal, l’analyse a remplacé la confession (mais sans plus de notions de bien et de mal), le rééquilibre psychologique (si on y parvient) a remplacé l’absolution. Le rapport de l’âme individuelle à l’Esprit (Dieu) est identique au rapport entre le conscient (esprit individuel) et l’Inconscient (qui contient tout et qui est parfaitement analogue à Dieu, en tant que conscience potentielle absolue : on en sait à peu près autant sur Dieu que sur l’Inconscient, bonne raison de penser qu’ils sont une seule et même chose).

L’échec des psychanalyses est le même que l’échec des Églises. Celles-ci n’ont réussi à nous expliquer ce qu’est Dieu, celles-là n’ont pas su nous expliquer ce qu’est l’Inconscient, qui ressemble d’ailleurs beaucoup à Dieu ou au Diable. Ni les unes ni les autres ne sont parvenues à abolir l’angoisse fondamentale et essentielle de l’existence : l’angoisse de la mort, constitutive de toutes les autres. Croire, c’est bien, savoir, c’est mieux ! Ni les Églises ni les psychanalyses n’ont résolu le conflit fondamental, source de tous les autres : le conflit de Hamlet entre l’Être et le Néant. Ni les unes ni les autres ne nous ont donné de réponse crédible, parce que logique et logiquement démontrée, à la mort et à l’angoisse de la mort. D’où leur échec.

En définitive, il n’y a pas d’autre problème dans le monde que celui-là : le conflit entre l’Être et le Néant. Démontrer et comprendre l’unité de l’Être et du Néant, c’est dépasser leur conflit, tout comme le Zéro et l’Infini le dépassent en fusionnant, et c’est donc, du même coup, être en situation de dépasser tous les médiocres conflits de l’existence.

Comprendre l’unité de l’Être et du Néant, c’est comprendre que la mort n’existe pas et c’est, par conséquent, dissoudre et abolir l’angoisse de la mort : fondement de tous les conflits. Abolir l’angoisse de la mort, c’est bien évidemment acquérir une bonne résistance à l’angoisse et, de ce seul fait, aux conflits puisque tous les conflits sont générateurs d’angoisse et que c’est cette angoisse qui engendre le stress qui provoque le D.H.S. et les maladies psychologiques ou biologiques.

Abolir l’angoisse de la mort exige de démontrer que la mort n’existe pas et qu’elle n’est que la plus anthropocentrique des illusions scientifiques de l’homme. Démontrer que la mort n’existe pas est finalement assez simple du point de vue de la logique. Si la mort est la fin absolue de l’être (comme le soutiennent les matérialistes), la mort est absolue. Si la mort est absolue, elle est infinie. Si la mort — la nôtre, la mort physique — est infinie, elle est donc éternelle.

Mais, si la mort est infinie et éternelle, elle occupe nécessairement l’espace infini, du centre zéro à la périphérie infinie. Il n’y a alors plus aucune place pour la vie — toujours la nôtre — qui ne peut donc pas exister.

Notre propre existence démontre que, dans le monde fini, donc relatif, où nous sommes, la vie existe aussi bien que la mort. Mais la vie et la mort ne peuvent coexister que parce qu’elles sont alors toutes deux finies, donc relatives, comme il convient à notre cosmos qui est relatif, donc fini.

De ce seul fait, la vie n’est pas infinie — il faut qu’elle finisse et l’on « meurt » en tant qu’être bio-atomique. Mais la mort ne peut pas non plus être infinie, sinon elle ne laisserait aucune place à la vie. Donc la mort est elle-même nécessairement finie. Il faut donc nécessairement qu’elle prenne fin. Et le seul moyen d’y mettre fin est que le sujet mort — lui-même et pas un autre — reprenne vie.

Conclusion : les morts ne peuvent simplement pas ne pas renaître, sinon ils seraient éternellement morts, donc ils seraient infinis — et plus précisément infiniment morts pour la durée infinie —, ce qui est logiquement impossible puisqu’ils sont finis. Donc la mort ne peut être que temporaire, comme la vie ! La résurrection est donc nécessairement assurée.

La transcendance n’est sans doute pas une préoccupation du XX e siècle finissant ni des philosophes qu’il a produits. Pourtant, après beaucoup d’autres dont Dostoïevski, Luc Ferry, dans L’Homme-Dieu ou le sens de la vie observe que l’homme ne peut vivre sans transcendance. Cette transcendance ou, en tout cas, le besoin de l’assouvir, Luc Ferry les voit dans « l’action humanitaire ». Je ne sais pas si l’action humanitaire, qui se borne à des opérations de livraison de nourriture et de soins de santé — selon les normes de la médecine matérialiste conventionnelle —, est une forme de la transcendance et permet d’en assouvir le besoin. Si c’est le cas, c’en est une bien pâle métaphore matérielle. Nietzsche,

Hegel, Kant, Leibniz et Platon seraient surpris de voir la transcendance dégringolée si bas. La transcendance est l’idée qu’il existe  des réalités supérieures ou extérieures à l’homme, voire au monde. Son contraire, l’immanence, est l’idée que tout est dans le monde et qu’un au-delà de la pensée est impensable ce qui est exact si le monde est tout — ce qui implique qu’il soit également rien. Quand les religions évoquent l’existence d’un Dieu extérieur au monde, quand Fichte voit le monde comme le produit de l’opposition du Moi absolu et du Non-moi absolu ou quand Hegel soutient que le monde matériel est l’incarnation de l’Idée pure, ils parlent de la transcendance. Quand la psychanalyse jungienne évoque l’existence de l’inconscient collectif, extérieur au cerveau de l’homme, quand je démontre l’immortalité de l’âme, il s’agit bien de transcendance. L’inconscient collectif, le Surréel et l’âme sont des structures transcendantes. Au contraire, quand Sartre soutient qu’ « il n’y a rien au ciel, ni Bien ni Mal, ni personne pour me donner des ordres » ou quand Jean-Pierre Changeux soutient que toute la pensée — y compris l’idée de Dieu et les concepts de l’Esprit, du Zéro et de l’Infini — et toute la connaissance que nous avons du monde n’est que le produit du cerveau humain, ils affirment l’immanence et récusent toute transcendance. Pour eux, tout est dans le corps de l’homme, immanent à l’homme. Selon Jean-Pierre Changeux, tout ce qui constitue la pensée est dans le cerveau. Mais il ne nous explique pas comment alors le cerveau, qui est fini, peut concevoir les concepts infinis de l’Infini et du Zéro, ce qui implique qu’il transcende (il conçoit des dimensions infinies qui le dépassent et vont au-delà de l’humanité) sa propre finitude et sa propre immanence, ce qui est contraire à la logique et au théorème de Gödel. Il est simplement impossible que le fini conçoive l’infini, sauf s’il en procède.

Je ne conteste pas que l’action humanitaire puisse être l’expression d’un besoin de transcendance, comme le dit Luc Ferry, mais j’incline à voir la transcendance dans des choses plus essentielles — littéralement de la nature des  essences, plutôt que des carburants. Bref, je me sens plus proche de Dostoïevski que de Luc Ferry et des croisades de Sartre et de Bernard-Henri Lévy.

Ce besoin, étrange et paradoxal, de la divinité — donc de la transcendance absolue — semble bien être constitutif de l’homme. Si constitutif même que, dans Les Possédés, Kirilov s’écrie : « Si Dieu n’existe pas, je suis Dieu. » et que, pour être Dieu qui n’existe pas, il se tue et cesse lui-même d’exister ! Il désire l’éternité, qui est le privilège de Dieu, mais, constatant que Dieu n’existe pas, qu’il est donc le Néant — c’est-à-dire l’Infini vide —, Kirilov se tue afin de s’identifier, par son propre anéantissement, au Néant, donc à Dieu. Stupéfiante et saisissante identification de la vie à la mort : la vie, pour être absolue, donc divine, doit nécessairement être la mort.

Mieux, dans son  Journal d’un écrivain, Dostoïevski écrit : « Si la foi en l’immortalité est si nécessaire à l’être humain (que sans elle il en vienne à se tuer) c’est donc qu’elle est l’état normal de l’humanité. Puisqu’il en est ainsi, l’immortalité de l’âme humaine existe sans aucun doute. » Dans

Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus se livre à une exégèse de Kirilov et, à travers lui, de Dostoïevski pour conclure que la réponse de son créateur à Kirilov est : « L’existence est mensongère et elle est éternelle ». Il semble alors qu’Albert Camus aussi bien que Kirilov et toutes les Eglises oublient la caractéristique même de Dieu : la totalité. Or, si Dieu est Tout, il doit nécessairement aussi être Rien, car si le Tout n’inclut pas aussi le Rien, il n’est pas tout. Dieu est alors nécessairement non seulement l’Etre infini mais aussi le Néant infini. Il est alors tout aussi mortel qu’immortel puisqu’il est simultanément la Vie et la Mort infinies. S’il ne possédait pas le caractère de mortalité aussi bien que celui d’immortalité, il lui manquerait quelque chose. Dès lors il ne serait plus l’Absolu — le Tout, pour être absolu, implique d’être aussi le Rien — et ne serait donc plus Dieu. La « mort » de Dieu, c’est, précisément son incarnation dans le monde et dans l’homme, qui signifient qu’il continue de vivre dans le monde et à travers sa propre diabolisation — nous-mêmes. S’incarner est le seul moyen logique que Dieu ait de survivre à sa propre mort — en tant qu’Absolu métaphysique. Mais, si le monde et l’homme, en tant que division, diabolisation et finitude de Dieu, sont mortels, ils doivent nécessairement aussi être immortels. Donc renaître.

C’est là, me semble-t-il, ce que signifient les versets les plus étranges et les plus fascinants de toute la Genèse, dans l’Ancien Testament, tout de suite après la chute. « Dieu », qui jusque-là n’a parlé de lui-même qu’au singulier et en tant qu’Être unique, même s’il a employé le nous de majesté (dont je soupçonne qu’il doit venir du traducteur humain plutôt que de « Dieu » lui-même, fût-il celui des chrétiens, parce que Dieu doit être bien au-delà de ces subtilités humaines), parle tout soudain de lui-même comme un être multiple et, en tout cas, pluriel puisqu’il inclut soudain l’homme lui-même :« Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, s’écrie-t-il tout à trac, pour connaître le bien et le mal ! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne  vive pour toujours ! »

C’est bien là la promesse de l’immortalité faite à l’homme, donc aux mortels, qui fait écho à la démonstration de l’immortalité de l’âme que fait Dostoïevski, à propos de Kirilov, et que je fais moi-même au moyen de l’Arithmétique.

Et c’est la seule réponse logique possible au conflit de Hamlet. Enfin, si Dieu — le couple Zéro-Infini de l’Arithmétique —, est, dans l’Infini, la transcendance absolue, il est, dans le Zéro l’immanence absolue. Quand il s’incarne dans la physique du cosmos fini, il faut nécessairement qu’il y incarne aussi bien sa transcendance que son immanence. Le modèle géométrique de l’Arithmétique démontre clairement que le cosmos est fait de l’ordinateur de fonctions d’ondes, que constitue le champ des ondes électromagnétiques, et le champ corpusculaire subquantique de la mémoire holographique. Cela, c’est la transcendance finie de la physique : les idées ou les essences. Et il faut aussi que ces idées ou ces théories s’incarnent dans les objets, les êtres et les événements matériels du monde. Cela, c’est l’immanence finie de la physique : la matière. Transcendance et immanence sont alors aussi indissociables dans le monde physique fini que dans le couple métaphysique Zéro-Infini de l’Arithmétique.

Pour Jean-Pierre Changeux, comme pour Marx, il n’y a que l’immanence : tout est dans le cerveau — et dans la matière — et produit par le seul cerveau — et la seule matière. Ils ne semblent pas s’apercevoir que, si tout est dans le cerveau, c’est que, nécessairement le cerveau est tout. Mais c’est l’évidence que le cerveau n’est pas tout — c’est visible sans besoin de démonstration. Selon la Relativité absolue de l’Arithmétique, il y a simultanément transcendance des idées et immanence de la matière. Force est alors d’en conclure que la thèse de l’immanence de Marx et de Changeux constitue un défi à la logique du théorème de Gödel et que la synthèse de la Relativité absolue est une théorie plus englobante et plus puissante que la thèse de Marx et de Changeux puisqu’elle l’inclut alors que la thèse de Changeux exclut son antithèse — la transcendance — et la synthèse des deux thèses. C’est la thèse totalitaire  de l’exclusion qui prétend tout inclure. Mais, comme dit Camus : Rien n’est vrai qui doive exclure.

Donc les mortels sont immortels — c’est leur part de divinité, l’homme-dieu dont parlent Kirilov et Léon Renard. Mais leur immortalité, pour être compatible avec la mortalité, est simplement discontinue. Ils naissent, vivent un temps, meurent un temps et renaissent. En revanche, la part immortelle d’eux-mêmes est la mémoire de leur conscience — leur inconscient — dont ils reprennent cycliquement conscience.

Quand on a compris ça, on échappe à l’angoisse de la mort, c’est-à-dire à l’angoisse fondamentale de Hamlet (être ou ne pas être), qui est l’angoisse essentielle, source de toutes nos angoisses. Finalement, l’équilibre, c’est ça. Et le dépassement du conflit aussi. C’est accepter la force contraire (inertie) à la vie (énergie) parce que, sans inertie, donc sans mort, il n’y aurait pas d’énergie, donc il n’y aurait pas de vie.

Quand on a compris ça, on a compris le modèle même du dépassement du conflit.